Entretien avec Pierre Chaigneau // 1994 / Musée de Nice
PRC - Vous étiez un céramiste à part entière , et vous êtes passé au matériau Verre. Pour quelles raisons ?
BD - Je crois qu’un peintre peut avoir la liberté de changer de papier sans qu’on lui pose cette question. Le langage continue et il s’agit de langage. 
J’ai choisi de travailler avec la terre ou le verre, comme on choisi de travailler avec un instrument de musique particulier parce que sa sonorité vous plait, ou parce qu’on a des dispositions particulières pour cela.
Je ne suis pas un homme de villes. J’aime le vent et les pierres ; là ou il y en a, je suis bien. J’ai besoin d’un contact physique direct ; j’essaie de faire surgir, avec ces matériaux, l’énergie que je sens dans les pierres. 
Je ne procède pas par concept préalable au service duquel les matériaux ou les volumes seraient soumis, car cela supposerait une distance entre deux mondes : le physique et le mental, ou l’un dominerait l’autre.
Il n’y a pas, pour moi, de séparation entre le physique et le mental.
J’ai d’abord travaillé avec la terre pendant plus de Vingt ans. J’ai très vite vu qu’il s’agissait d’un déroulement d’actes qui se répétaient sur une longue durée. C’est une méditation physique, un moyen de toucher le réel. J’ai travaillé pendant des années sur les mêmes formes, les mêmes couleurs, cherchant à atteindre une intensité maximale de couleur, par exemple, en faisant varier certains paramètres de manière systématique, m’approchant ainsi d’une expérimentation sur l’aléatoire, et prenant conscience du mouvement constant. Le verre est venu logiquement dans ce déroulement comme matériau très voisin.
Il m’intéressait particulièrement par son intériorité visible et sa non couleur. Les pièces en terre que j’ai faites parallèlement sont des séries de blancs ; toujours les mêmes et jamais les mêmes, que j’appelle des meules dormantes , souvenirs des meules néolithiques que j’ai rencontrées dans les déserts et qui m’ont frappé par leur charge forte en humanité et leur présence sans anecdote.
PRC - Est ce que la « fusion » est un moment important dans votre création ?
BD - Oui, bien sûr. Si on dépasse la notion de chauffer un volume d’argile pour le rendre solide, ou bien fondre du verre pour en faire un objet, on arrive à la pratique, au concept du feu, au phénomène de fusion des minéraux, au monde géologique. Il s’agit d’une connaissance par l’intérieur ; une manière de participer aux racines du monde.
PRC - Vos formes sont toujours très simples. À quoi correspondent –elles ?
BD - Je fais en général des variations sur des formes fondamentales : des cercles, des triangles, des lignes verticales ou horizontales. Je les perçois comme des « signes d’humains » que l’on retrouve dans toutes les époques ou lieux géographiques. J’aime beaucoup ce court-circuit avec le temps et l’espace : travailler avec du verre massif, qui utilise des technologies très sophistiquées et prend une symbolique visuelle futuriste, et avoir en référence, des cercles de pierre préhislamiques ou des objets néolithiques. Les installations dans la nature procèdent du même constat ou volonté : sortir des références culturelles et me placer en relation avec l’espace directement perçu. Je place mes « signes » dans un lieu particulier, et il se passe quelque chose comme un échange, une confrontation d’énergie. 
PRC- A quel moment se situe pour vous « l’acte de création » ?
BD – Il n’y a pas de moment ; il y a un mouvement constant d’énergies. Les manipulations physiques sont créatrices de sens. L’idée fait bouger le physique. On peut travailler pendant dix ans sur l’idée d’un cercle et en faire de multiples sortes. On peut en parler. Tout est possible. 
Si je pense à un musicien dont j’aime la puissance, John Coltrane, j’ai l’impression tout de même qu’il est heureux pour beaucoup de monde, qu’il ne se soit pas contenté de bavarder, de disserter sur la musique. Il est passé à l’acte. Il a soufflé dans son instrument avec tout son corps, pour produire des sons, de la musique.
PRC – J’ai vu dans votre atelier des miroirs de télescopes Parlez moi de cela, car nous quittons le monde de l’art et de la création pour le milieu scientifique.
BD – Ce qui relie les deux mondes, c’est, je crois, l’insatisfaction, la curiosité. Les miroirs c’est une anecdote : l’astrophysicien Antoine Labeyrie, voyant mes manipulations risquées pour arriver à donner forme à mes envies de faire des sculptures en verre massif, m’a demandé si je pouvais mettre au point avec lui, une fabrication de miroirs paraboliques minces pour son projet d’interféromètre OVLA. Ce que j’ai fait. L’astronomie regarde l’espace ; je regarde avec mes fours et mes fusions minérales l’intérieur des choses. Il y a un croisement qui n’est pas du hasard.
PRC – Votre travail de verre est « brut de décoffrage », comme l’on dit dans le bâtiment ; et j’ai remarqué qu’il devient très lumineux. Cela provient-il de votre manière de travailler ?
BD – Je recherche une pureté dans l’acte comme on peut chercher une pureté dans le son. Ce qui nécessite une maîtrise : à partir d’une intuition ou d’une envie, il faut qu’il y ait un jaillissement direct. Je n’aime pas le bricolage, la retouche. La présence doit « être » sans qu’il n’y  ait rien à, ajouter ou a enlever. Le verre d’optique que j’utilise m’intéresse par sa « non couleur » qui supprime les détails. 
Je n’aime pas trop le mot "lumière" Je préfère le mot "clarté ".
Les pierres de la montagne, heureusement sont brutes ; le verre est brut ; le plaisir est brut.
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