PASCALE NOBÉCOURT // 2011 // PASSAGE //
On peut croire qu’il faut partir loin pour découvrir des contrées plus sauvages, la roche nue et dure, mais c’est là, à une heure et demi au-dessus de Nice, au-delà du plateau de Caussols, à condition d’avoir envie de monter plus haut vers le vide, adieu les divertissements de la Cote d’Azur, vive l’austérité minérale.

La maison - en contrebas d’une petite route à l’écart de Brianconnet dans la Vallée de l’Esteron - est située à bonne distance mais face au mur de roche, une montagne grise rocailleuse, un appel a l’ascension pour aller voir plus loin derrière, comme chaque fois qu’une dune se présente dans le désert appuyant sur le même ressort de vie, celui de l’envie enfantine, spontanée, de l’escalader. Bernard Dejonghe vit la depuis 1976, trente-cinq ans déjà qu’il a quitté la ville, laissant derrière lui l’atelier d’Emile Decoeur où il s’était installé en sortant de l’Ecole des métiers d’art -, ayant très vite compris que cela se passe ailleurs. Et ici, au milieu des montagnes, que se passe-t-il au juste, rien, tout, un homme se tient debout, écoute et « cherche à voir avec ses propres yeux ».

« Si j’ai du gout ce n’est guère que pour la terre et les pierres », a dit Rimbaud qu’aime citer Kenneth White. Il n’est guère étonnant que Dejonghe ait emprunté le titre de son exposition au musée de Bibracte (« Ecouter le monde ») à l’essayiste écossais, inventeur de la géopoétique. Tous deux ont élu « une pratique d’expérimentation sensible et empirique comme moyen de compréhension du monde » ainsi que Dejonghe qualifie sa façon de travailler. « Ecouter c’est prendre le temps, s’arrêter, écouter l’autre, autre chose que soi, être dans une ouverture. »

A travers ses longues marches méditatives aux confins de la planète, Kenneth White s’est aventuré « sur les sentiers du sentir » à la rencontre de cette « présence vive » voilée par une raison devenue toute puissante. Son ambition : reprendre contact avec la terre pour réconcilier sensible et intelligible cruellement dissociés par la culture occidentale. « L’être humain n’a jamais vécu pleinement sur la terre, il est toujours projeté ailleurs. Commençons là ou nous sommes et essayons de donner à notre être un peu plus d’expansion. Cela commence par une sensation physique », dit-il.

Dejonghe marche aussi, mû par le même plaisir. Mais là où White chemine entouré de compagnons (Rimbaud, Nietzsche, Thoreau .... qui ont comme lui cherché une brèche vers l’espace neuf de la vie), Dejonghe marche seul, sans références ou presque et non pas sur mais dans la terre même. Dejonghe confronte la matière, il fait corps avec elle. Pour cela « il faut glisser dans l’acte », hors des mots, dans la sensation d’où naîtra la pensée. « Tout est physique, dit-il et si j’ai une pensée elle vient de l’accumulation de ces actes. »

Sensation, action-réflexion, répétition. Méditation minérale.

Plongée dans |'expérience
« Entre la nature et nous, que dis-je entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l artiste et le poète », écrivait Bergson. Dans le creuset de son grand four à bois, Dejonghe pénètre au cœur du processus de la métamorphose, la ou les éléments se mêlent, s’assemblent, pour entrer dans la se fondent, se fixent ronde changeante des formes. Le four, c’est comme le cœur de la terre, une façon de remonter à l’origine du temps. Parmi l’infini des combinaisons possibles, la chaleur saisit une possibilité. Au passage, brule le voile de l’oubli finement tissé par nos cerveaux sur l’énormité du réel.

« La seule façon de le faire, c’est de le faire », disait Merce Cunningham a propos du mouvement. Dejonghe plonge dans l’expérience.

A l’écoute du feu coulant comme une rivière dans son anagama, l’artiste oscille, ouvert à l’imprévu, entre la maitrise des moyens improvisés et éprouvés depuis quatre décennies et la liberté de pousser chaque fois plus loin le risque. Les gestes de l’atelier sont comme une danse a la fois concentrée et intuitive. La surprise, c’est ça qui l’intéresse et tous ces états de conscience qui affleurent dans la mise en œuvre d’un matériau à l’apparence amorphe : idée de temps, de mouvement permanent, de légèreté, de lourdeur, de vide et de plein... Sans peur aucune, Dejonghe passe son temps a transgresser les bornes.

Quitte à casser une partie de ses pièces. Au final, son verdict est sans compromis. « Là, j’ai fait ça, ce n’est pas bon, dit-il en montrant une haute forme triangulaire noire. Il faut faire attention à ce qu’on laisse derrière soi. »

Dehors, une grande Areshima fêlée git dans l’herbe. « On s’aperçoit quand on trouve une cassure que la ligne est toujours rythmique, il n’y a rien qui ne soit juste dans la nature ; c’est comme pour installer une pièce, on découvre un avant, un arrière qui s’impose. »

Dans un coin de l`atelier, quelques bifaces parfaitement symétriques rapportés du désert et un petit disque solaire d’une finesse de taille extrême. Les premiers datent de 300 000 à 500 000 ans, le second de 6000 a 7000 ans. On répète ça comme ça, l’air de rien : 
« trois cent mille ans de patine du vent dans le désert »
, mais si l’on s’arrête pour écouter la pensée de cette durée-là, c’est comme un barrage qui saute à l’intérieur dans une déflagration, lâchant un fleuve opaque d’innombrables questions. « Ce sont des formes non figurative mais très chargées en humanité qui me touchent énormément. »

Dans le désert, qu’il arpente depuis plus de vingt ans, Dejonghe a trouvé si ce n’est des réponses, un miroir à ses questions.
A partir d’un campement, marcher droit devant sur le sable 30 ou 40 kilomètres, seul avec une boussole, sans repère et rentrer à la nuit étoilée un biface dans une main, une météorite dans l’autre. Le point d’interrogation de l’homme dans une main, le point d’interrogation de l’univers dans l’autre. Dejonghe s’intéresse a l`essentiel. Les scientifiques apprécient son œil de sculpteur capable de déceler de loin un fragment de météorite ou de verre libyque, ce verre jaune naturel qu`on ne trouve qu’en Egypte au Sud Ouest de la grande mer de sable.

Surgissement d’être
Le désert lui a donné un vocabulaire de formes à peine marquées autour duquel il circule depuis de nombreuses années.

Les formes puissamment émaillées de la série Areshima (du nom d’un site néolithique) sont comme l’écho surdimensionné de haches à gorge rapportées du Ténéré.

Surgissements noirs, rouges ou blancs, elles émergent de loin a la surface du temps, ruisselantes, à la fois limpides et obscures, mais souvent nettes et confuses, douces marquées de quelque griffe sauvage. Entre elles et nous quelque chose circule comme le va-et-vient d’une vague troubler notre inconscient, diffuse venue quelque chose d’irréductible échappant at toute préhension comme pourraient s’échapper, glissant entre nos mains, ces sortes d’organes de cétacés géants qu’animerait soudain notre désir de les saisir. Fusion, remuements, écoulements.

Constellation rouge sous une fine pluie de cendre, trace, blessure, entaille.

« Aujourd’hui on a l’impression que la musique nous parle, disait john Cage, je ne veux pas que la musique me parle. » Dejonghe ne veut pas que ses œuvres nous parlent. Pas de symbolique, rien qui raconte ou qui puisse distraire. Nulle échappatoire à laquelle s'accrocher pour tenter de trouver à la forme un autre sens qu’elle-même. Ses sculptures sont « des événements physique ».

Leur présence opère en silence, signifiante en elle-même et leur étrangeté est celle du réel même. Elles nous rappellent que « la forme est le mode de la vie » et nous maintiennent, pour peu qu’on reste ouverts, dans l’acceptation de ne pas comprendre.

Dans cette matière, une énergie d’être est la, étale, latente, exactement la même que celle dont nous sommes faits, que celle dont étaient faits les hommes qui ont sculpté ces haches il y a 300 000 ans, la même dans le même recommencement, et cela seul compte qui foudroie instantanément les minuscules points de vue auxquels notre esprit civilisé aime réduire le vivant. Nous sommes reliés au monde, organiquement.

Les céramiques de Dejonghe nous ramènent à cet inconnu qui demeure intact en chacun de nous quand d’aucuns croient l’avoir relégué aux questionnements scientifiques des nanoparticules ou des galaxies.

Elles nous ouvrent une porte sur l’espace où se niche la respiration d’être, cette porte que nos vies pressées manquent sans cesse et à laquelle donne accès la lenteur capable d’arrêter le temps. « Il faut accepter le temps long », dit l’artiste à propos de la mise en œuvre de son travail.

Dans l’ombre de l’atelier, une vaste Meule dormante est accrochée au mur. Le feu l’a couverte d’un paysage de neige ou se mêlent des sensations de terre et de liquidité. Dejonghe explore la qualité expressive de l’émail, jouant sur les coulures qui bordent ses sculptures « quelques gouttes, mais pas trop ».

Comme devant ces hautes Stèles réalisées en 1997 pour le musée de Dunkerque (et exposées à Bibracte), notre corps-esprit ressent l’exaltation secrète qui vient au cœur des éléments : peintures de pluie, écume bleue grise clans le reflux des vagues, steppes enneigées, brouillard de ciel et de rivière, une tache kaki sur le blanc crème, lichens mousseux, mouvement constant du temps. Les sculptures de Dejonghe ont cette clarté étincelante de l’air après la pluie.

Avec le verre, l’artiste s’est tourné vers l’intérieur de la matière, en quête du « vide massif ». Reprenant la même typologie de formes, il combine des phrases avec ses Formes brèves. Vingt-cinq d’entre elles sont ainsi assemblées comme un texte suspendu dans le musée de Bibracte. Dejonghe a toujours eu le gout des installations qu’il s’agisse d’un site naturel, d’un cloitre ou d’un musée.

L’énergie changeant en fonction du lieu, les pièces s’y révèlent chaque fois différentes.

« Rien n’est isolé. » Mais si les étonnants effets d’optiques de ses sculptures de verre sont le résultat d’une mise au point longue et difficile, « maintenant, il y a moins de surprise, constate-t-il. Finalement, la céramique m’intéresse davantage. La céramique, c’est comme le surf une ligne d’équilibre à trouver et on se casse souvent la figure. » Dejonghe se tient sur la crête des dunes.

« Je suis entre Henry Miller – le summum de la déconnade - et Theodore Monod – l’extrême rigueur » Pour être sur le fil, il faut accepter le vide. « Quand l’art devient trop conceptuel les concepts sont des gardes fous » Mais « même avec les mots, ce n’est pas les mots, c’est de faire deviner quelque chose », pensait Pina Bausch à propos de ce qu’elle voulait faire.

Dejonghe n’est pas tendance. « Soldner nous a dit un truc que je n’ai pas oublié : you have nothing to prove. » ll n’a jamais rempli un dossier de sa vie, choix politique. « J’ai bien compris que la céramique avait une audience limitée et que mon travail n’allait pas apporter la révolution. Je fais ce qui me fait plaisir, parce que c’est humain de faire, on a besoin de faire. » Comme un vieux sage, Dejonghe ne demande rien. Il attend sans angoisse que les choses viennent à lui. Et cela vient : les hommes vivants, même loin dans la montagne, attirent comme des aimants.

Pascale Nobécourt, Revue de la Céramique et du Verre, Sept-Oct 2011
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