KENNETH WHITE // 2011 // En terre première //
Extraits de « En Terre Première », texte accompagnant l’exposition de Bernard Dejonghe
« Écouter le monde » au musée archéologique de Bibracte, 2011.
« Écouter le monde » au musée archéologique de Bibracte, 2011.
Pour pénétrer dans ce qu’il est profondément question dans l’art, ce n’est pas, à mon sens, d’art qu’il faut d’emblée parler.
Il faut remonter plus loin dans la conscience, afin d’arriver aux premières nécessités de l’être humain.
Quand, lors d’un voyage au Labrador, base de mon livre La Route Bleue, j’ai utilisé l’expression « écouter le monde », c’est tout cela que j’avais en tête : sensation de la terre, appréhension de l’univers. Et si j’ai employé dans ce contexte le verbe « écouter » c’est que sur le moment, je me trouvais dans un vide rempli de vent. Mais de toute évidence, tous les sens sont impliqués dans une telle investigation. Voir, toucher, humer... Avec un sixième, qui est de l’ordre de l’intelligence (inter legere : lire entre les choses), d’une intelligence sensible.
Ce dont il s’agit dans la géopoétique telle que je l’ai conçue, c’est de refonder la culture (et partant, d’ouvrir un nouvel espace culturel), en remontant à ce qui constitue la base de toute culture un tant soit peu vivifiante et durable, à savoir le contact entre l’esprit humain et la terre (d’où le « géo » dans le concept). Quand ce contact est sensible, intelligent, subtil, l’être humain connait un monde au sens plein de ce mot. Quand au contraire, le contact est insensible, inepte, stupide, le monde au sens plein du mot disparait, et il ne reste que de l’immonde, entouré de fantaisies plus ou moins triviales, plus ou moins cauchemardesques. Quand à l’autre partie de cette théorie-pratique, le mot « poétique », il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, de ce qu’on appelle couramment la poésie, mais, fondamentalement, de « l‘intel- ligence poétique », le Noûs Poietikos d’Aristote, que j’interprète comme une intelli- gence première et comme le langage d’une saisie immédiate du réel dans toutes ses dimensions.
Or, en dehors des modes passagères et des écoles au discours plus ou moins borné, à l’écart de l’arène de l’art et du marché du n’importe quoi, il existe dans notre contexte des individus, des isolés, qui à mes yeux vont dans ce sens, travaillés eux-mêmes par le besoin du fondamental et qui évoluent dans un champ d’énergies premières.
Bernard Dejonghe en est un. Très peu de sculpteurs me donnent la sensation que j’éprouve devant un bloc de cuivre brut de l’Arizona, une scorie des mines de Falun en Suède, des morceaux de lave à divers degrés de fusion, mais quand j’ai vu pour la première fois une sculpture de Dejonghe : un cône brut en verre massif (j’ai pensé évidemment à mon morceau de cristal de roche), je me suis dit : voilà un compagnon.
Tout le travail de Dejonghe, en céramique ou en verre, sort d’un creuset fait de terre, d’eau, de feu et de vent. Fusions, transformations. Couleurs sorties d’une incandes- cence absolue. Formes simples (cercle, triangle, carré), mais sans être trop parfaites, laissées irrégulières pour que l’on puisse y lire les lignes de la Terre, comme une parti- tion de l’univers.
C’est en compagnie d’un art tel que celui-là, art géopoétique dans mon vocabulaire, que l’être humain, à l’écart du bruit et de la fureur, des bavardages ineptes et des dis- cours creux, peut réapprendre à écouter le monde.